“Dieu a dit : Je partage en deux. Les riches auront de la nourriture et les pauvres auront de l'appétit”. C’est à l’initiative de l’auteur de cette bonne vanne, le regretté Coluche, que chaque année depuis l’hiver 1985, les Restos du Coeur distribuent des repas à des centaines de milliers de Français.
La troupe musicale des Enfoirés, soit le bras armé et la vitrine people de cette vaste et vénérable opération caritative, fait désormais partie du paysage au même titre que le Beaujolais nouveau, la Fête de la Musique, les voeux du 14 juillet ou l’élection de Miss France. On connait le concept par coeur : une ribambelle de stars de la chanson et de personnalités publiques francophones se réunissent bénévolement pour donner un concert chaque année, dont les bénéfices sont ensuite reversés à l’association.
Mais ce qui a démarré dans les années 80 comme un grand raout prestigieux et festif à la gloire du top 50 et de la générosité, est devenu au fil du temps un aimant à polémiques, un outil de promo pour artistes has been, une arène où les gros égos du showbiz ont du mal à cohabiter les uns avec les autres. Et le grand public, au départ bienveillant, se fait de plus en plus critique et scrute aujourd’hui le moindre faux pas d’une cash machine à la réputation abimée. Comment en est-on arrivé là ?
Les années Goldman ou l’âge d’or
Pour lancer la première campagne des Restos du Coeur, il faut une bonne chanson. On est en 1985, en plein boom des tubes caritatifs contre la faim dans le monde. Le Royaume Uni avait lancé “Do They Know It’s Christmas”, les Etats-Unis “We Are The World”, et la France a ses Chanteurs sans frontières pour l’Ethiopie. Pour récolter des fonds rapidement, Coluche veut lui aussi son hymne fédérateur, avec son clip de popstars en studio d’enregistrement, l’air grave, un gros casque sur les oreilles.
Le timing est serré. Il part voir Jean-Jacques Goldman dans sa loge un soir de concert au Zénith. “Salut ! Il nous faudrait une chanson pour les Restos du cœur, un truc qui cartonne, qui nous fasse gagner beaucoup d'argent. Toi, tu sais faire.” “Pour quand ?” demande Jiji. “La semaine prochaine”.
Aussitôt dit aussitôt fait. En trois jours, Jean-Jacques écrit “La chanson des Restos”. Un titre un peu enregistré en catastrophe pendant le mois de janvier 86, avec les people qu’il avait sous la main, c’est à dire… aucun chanteur en fait : les couplets sont récités par Coluche, Michel Drucker, Michel Platini (!), Catherine Deneuve, Nathalie Baye, Yves Montand, et deux choristes de studio sont appelées à la rescousse pour chanter le refrain. Le titre sort le 24 février 86 et devient un tube.
Au départ, Coluche organise des shows télé pour promouvoir l’association. C’est quelques années plus tard, en 1989, qu’aura lieu le premier concert des Enfoirés (d’après le nom que Coluche employait fréquemment pour désigner à peu près n’importe qui de son entourage). A l’affiche, peu de monde en comparaison avec la configuration actuelle, mais du beau linge : Jean-Jacques Goldman, Johnny Hallyday, Eddy Mitchell, Véronique Sanson et Michel Sardou. Les tauliers de la variété.
En plus de 30 ans de shows, la troupe s’est considérablement agrandie, et les Enfoirés ont accueilli 263 personnalités de la chanson et du showbiz, un véritable who’s who de la vie culturelle mainstream en France. Avec Jean-Jacques Goldman, alors personnalité préférée des français, en chef d’orchestre des concerts, on assumait alors un joyeux mélange des genres, entre stars de la chanson, humoristes, sportifs et vedettes du petit écran.
Artistiquement, le show est passé d’une version franchouillarde du Live Aid (le premier concert caritatif de l’histoire) avec des chanteurs venant jouer leurs titres, à un spectacle musical entrecoupé de sketchs et de saynètes, où des duos, trios ou chorales hétéroclites reprenaient des titres souvent à l’opposé de leur répertoire habituel. Un spectacle des Enfoirés, c’est la seule occasion de voir Francis Cabrel et Patricia Kaas reprendre “Hung Up” de Madonna, par exemple.
Les Enfoirés ont souvent été critiqués pour leur côté cirque people, avec déguisements grotesques, sketches pénibles et reprises catastrophiques. Renaud, qui a cessé de venir depuis 2004, racontait “Je n'ai pas envie de chanter avec Mimie Mathy, Christophe Maé ou Patrick Timsit, ni de me déguiser en clown pour interpréter La Mamma d'Aznavour”. Johnny Hallyday appelait ça “la kermesse”, et globalement tous les détracteurs du show le voient avant tout comme un outil promotionnel pour toute la scène française.
Au bout de quelques années, tout ce barnum est d’ailleurs devenu ingérable.
Le début des emmerdes
On s’imagine bien que faire tourner une cinquantaine de stars françaises qui ne se connaissent ou ne s’apprécient pas toujours pouvait créer des problèmes, de logistique mais aussi humains. En 2008, Muriel Robin jette l’éponge parce qu’elle se tapait seule l’écriture des sketchs “pendant que tout le monde buvait des coups en bas”.
En 2007, c’est Yannick Noah qui claque la porte, dévoilant un scandale qui entachera durablement la réputation des Enfoirés. Lors de leur tournée au Zénith de Nantes cette année-là, toute la troupe est hébergée dans un luxueux palace à La Baule, à une centaine de kilomètres de Nantes. L’homme-qui-ne-porte-jamais-de-chaussures, choqué par ce traitement dispendieux, décide de faire bande à part et se trouve un hôtel Mercure dans le centre ville. Toute la presse en parle, et le côté joyeuse troupe de saltimbanques généreux qui viennent donner de leur temps bénévolement pour les plus démunis en prend un sacré coup dans l’aile.
Une autre polémique vient précipiter le départ de Jean-Jacques Goldman. En 2015, il s’attèle à écrire un nouvel hymne pour les Enfoirés. Problème : sa chanson est toute claquée. Pire, tout le monde la trouve réac. “Toute la vie” a été composée comme un dialogue entre deux générations, des jeunes désabusés face aux Enfoirés qui représentent “les vieux”, chacun se rejetant la responsabilité de l’état du monde.
Dans le clip, les deux groupes se font face (parmi les Enfoirés on peut d’ailleurs apercevoir Pierre Palmade). Tout les oppose, et tout le monde chante mal. Les jeunes : “Vous aviez tout : paix, liberté, plein emploi / Nous c’est chômage, violence et sida”. Réponse des Enfoirés : “Tout ce qu’on a, il a fallu le gagner / A vous de jouer, mais faudrait vous bouger”.
C’est la cata. Une bande de boomers nantis du showbiz qui vient donner des leçons de vie à la jeunesse qui galère, c’en est trop, les gens sont furieux. A tel point que Goldman doit publier un communiqué pour expliquer la chanson. Mais le mal est fait.
Dans le pays, les discussions autour de “Toute la vie” sont telles que même le magazine économique Challenges se fend d’un article pour débunker les faits dénoncés dans la chanson, et parler de l’héritage et du patrimoine des baby boomers. Comme quoi, une mauvaise chanson peut parfois lancer un bon débat.
Epouvanté par ce backlash populaire et médiatique, Jean-Jacques Goldman décide de prendre sa retraite cette année-là et de quitter définitivement la troupe des Enfoirés.
Charity business et réseaux sociaux
Même si l’élan de générosité autour du spectacle des Enfoirés ne se dément pas chaque année (les audiences télé et les ventes de CD et DVD s’émoussent un peu mais restent stables), l’image de la grande famille du showbiz réunie autour d’une grande cause noble, qui autrefois était accueillie avec bienveillance par le grand public, est aujourd’hui remise en question et déclenche méfiance et sarcasmes.
C’est qu’entre temps, les réseaux sociaux sont passés par là. Mais l’ère des polémiques, des bruits de couloir selon lesquels telle chanteuse ne s’entendrait pas avec telle autre, que tel artiste ne viendrait que pour sa promo, que les Enfoirés seraient un clan où tout le monde ne serait pas le bienvenu, etc… tout ça existait bien avant Twitter. Les réseaux sociaux n’ont fait qu’amplifier un bad buzz qui existait déjà.
Ce qui a changé en revanche, c’est la perception que l’on a de la bande des Enfoirés, et ce qu’elle projette. En 30 ans de concerts, notre vision du charity business a évolué.
Lorsque Gad Elmaleh participe aux Enfoirés avant une longue campagne de pub pour les banques LCL, lorsqu’on voit la chanteuse Jenifer assoupie en coulisses avec son sac Vuitton en guise d’oreiller, lorsque des femmes de ministre ou de président (Michèle Laroque, Carla Bruni) viennent pousser la chansonnette, le grand public a le droit de se poser des questions sur la légitimité de cette bande de riches à venir taper de l’argent aux familles de la classe moyenne.
En quelques années, la situation économique en France, aggravée par les crises successives, a eu pour effet d’affuter notre esprit critique. On ne regarde plus les artistes à succès avec la même bienveillance qu’il y a 30 ans. La réussite sociale des élites est devenue suspecte, et la voix du monde du showbiz, par conséquent inaudible. Qui a envie d’entendre Patrick Bruel, qui vend son huile d’olive à 40 euros la bouteille, nous expliquer qu’aujourd’hui, on n’a plus le droit ni d’avoir faim ni d’avoir froid ? La réputation des Enfoirés s’est dégradée à mesure que notre capacité à admirer nos artistes s’est émoussée.
Les vieux cons de mon âge vous diront aussi que les superstars de la chanson n’existent plus, et que la troupe des Enfoirés est constituée aujourd’hui en grande majorité des artistes maison du groupe TF1, interchangeables et disponibles partout, tout le temps (Vitaa, Slimane, Soprano, Amir, Kendji Girac…), alors qu’à une époque il y avait des Johnny, France Gall, Goldman ou Renaud, autrement plus rares en télé ou sur scène. Quant aux plus jeunes, ils vous diront que les vraies stars d’aujourd’hui s’appellent Angèle, Orelsan, Stromae, Jul, Damso ou Clara Luciani, et qu’ils ne font pas partie de la troupe actuelle.
Et pourtant, est-ce que je serai devant la télé pour regarder le show ce soir ? Probablement. Malgré le temps qui passe et l’intérêt qui se dilue un peu, les Enfoirés restent un marqueur culturel fort et leur cote de sympathie ne semble pas pâtir tant que ça d’une longue histoire de guerres intestines et de polémiques récurrentes. Et puis, au fond, on est toujours surpris de voir que ce paquebot de people ingérables ne prenne pas l’eau, et peut être que cette immuabilité des choses nous rassure un peu sur l’avenir du monde.
Enfin, pour être tout à fait honnête, il y a de notre côté une part de curiosité malsaine. Ce soir, on a aussi juste envie de découvrir comment Bruel, Christophe Maé, Zaz et Nolwenn vont massacrer “Shallow” de Lady Gaga. Enfoirés un jour…