Un Smic. Le montant du Smic net en France, c’est précisément, à quelques dizaines d’euros près, ce que coûteront les places “VIP 1” du concert des coréennes de Blackpink au Stade de France, qui aura lieu le 15 juillet prochain. L’expression “ça coûte un Smic”, qu’on utilisait auparavant pour se moquer du prix exorbitant de certains concerts, est devenue la réalité du marché en 2023.
C’est la crise ma bonne dame
On a pu le remarquer il y a plusieurs mois déjà, la hausse du prix des concerts a littéralement explosé au lendemain du covid et des confinements. Il y a des raisons conjoncturelles à cela. Avec la montée du prix de l’énergie, la location d’un tour bus coûte une blinde, et les salles de concert sont depuis toujours des passoires énergétiques. Image hautement symbolique : le fronton lumineux rouge de l’Olympia, qui était auparavant allumé 24h/24, aujourd’hui ne s’allume plus que trois heures avant le début du show d’un artiste.
Mais la grimpée spectaculaire du prix des concerts pop, qui nous oblige à manger des pâtes pendant trois mois pour pouvoir s’offrir une place pour Madonna, Beyoncé, Blackpink ou Taylor Swift, est surtout le fait d’un redoutable conglomérat monopolistique : le duo Live Nation et Ticketmaster.
Depuis la fusion en 2010 de Ticketmaster, le géant américain de la billetterie, et Live Nation, l’organisateur de concerts et promoteur du plus gros réseau de salles de spectacles au monde, l’association détient le monopole sur le monde du divertissement. Et depuis, assister à un concert de pop mainstream est devenu un parcours du combattant, entre un système de préventes proche des Hunger Games, et une tarification insensée.
Officiellement pour pallier aux coûts de production exponentiels et lutter contre la revente au marché noir des billets, Ticketmaster a créé aux Etats-Unis un algorithme capable d’appliquer un “dynamic pricing” aux places de concerts. Autrement dit, comme pour les billets d’avion, en fonction de l’offre et de la demande, le prix d’une place peut se voir multiplié par cinq.
Même si ce type de vente proche des enchères est encore peu développé en France, on se retrouve tout de même, toujours sous le fallacieux prétexte de limiter le marché noir, avec des places en fosse pour les derniers concerts de Blackpink à l’Accor Hotel Arena au prix de 300 euros.
On pourrait cyniquement se dire que puisque les deux derniers concerts de Blackpink à Bercy étaient sold out, les fans sont donc capables de débourser de telles sommes d’argent malgré la crise et un faible pouvoir d’achat pour certains (le public de la k-pop reste très jeune). Alors pourquoi se priver de pratiquer des tarifs prohibitifs ?
Il y a aussi cet argument qu’on peut entendre chez certains fans : des prix élevés donnent une sentiment d’exclusivité, de privilège, qui serait grisant une fois les précieux sésames achetés à prix d’or obtenus après des heures d’attente au moment des préventes. Tout comme les produits de luxe valident un certain statut social, le pack VIP à 1000 euros te donne instantanément le statut de fan premium.
Qu’a fait votre chanteuse pop pour vous aujourd’hui ?
C’est que nous vivons une époque de liens, d’interconnexion entre les fans et les artistes. Via les réseaux sociaux, on a le sentiment, et souvent, l’illusion de la proximité. Ce dont bénéficient les stars de la pop occidentale et de la k-pop, ce sont ces lieux virtuels permettant aux fans de se rassembler, de communiquer entre eux, mais aussi parfois avec les artistes. Et c’est précisément ce lien qui se fragilise avec la montée du prix des concerts.
C’est particulièrement vrai pour le fandom de la pop coréenne. Les fans de k-pop ont toujours été bluffants et redoutablement efficaces dès qu’il s’agit de se mobiliser pour la promotion des idols. Entre les stream parties pour faire grimper les titres dans les charts, les pétitions, les dance crews, les fabrications de banderoles pendant les concerts etc, une énergie considérable est dépensée pour soutenir les artistes.
Pour les fans de k-pop, il y a un contrat implicite entre l’artiste et le fan : les idols donnent tout pour leur art, des années de travail en tant de que trainee, une quasi absence de vie privée et de vie amoureuse, des tournées et promotions incessantes, et en échange le fan vide son compte en banque. C’est donnant donnant. Qu’on trouve cette relation saine ou pas est un autre problème.
Mais qu’en est-il des artistes occidentaux ? Qu’est-ce que Beyoncé ou Madonna ont fait pour leurs fans aujourd’hui ? Mise à part la préparation de la tournée, souvent pas grand chose, et c’est là que le rapport devient déséquilibré.
Musique de bourges
A partir du moment où le prix d’une place de concert devient inabordable, le fan de base se retrouve de plus en plus dans l’incapacité de voir ses artistes préférés en live. Et lorsque le fan n’est plus capable de se créer des souvenirs avec un artiste ou des moments de communion avec d’autres fans, à un moment donné, il ne faudra pas venir pleurer si le fan va voir ailleurs.
La démocratisation du prix des places de concert, ça soude un fan club. Demandez à Nicola Sirkis, le leader d’Indochine, ce qu’il en pense. Depuis ses débuts, le groupe a toujours mis un point d’honneur à pratiquer des tarifs abordables au moment des tournées. Et c’est la clé de leur immense succès en France. La réputation de “groupe de scène” qui a suivi Indochine durant toute sa carrière, c’est parce qu’un très grand nombre de fans de toutes conditions sociales ont pu se déplacer pour le constater sur place.
Avec les prix exorbitants pratiqués sur les tournées de Blackpink ou Beyoncé, le risque dans un futur proche, c’est que le public des concerts ressemble de plus en plus à un mélange de rich kids, de trentenaires ou quarantenaires CSP+, et d’influenceurs, qui se déplacent parce qu’ils en ont les moyens, par curiosité et non par passion. Et les fans d’être remplacés progressivement par de simples touristes de l’entertainment. Est-ce qu’un jeune fan a envie de se retrouver minoritaire au milieu de ce panel de gens ? Rien n’est moins sûr.
A la frustration de ne pas pouvoir applaudir les artistes sur scène, vient parfois se mêler la jalousie. Des influenceurs se plaignent régulièrement des messages de haine qu’ils reçoivent parce qu’ils ont assisté gratuitement à tel concert, tel showcase privé ou telle écoute d’album en avant première, des choses qui deviennent inaccessibles même aux plus grands fans.
Pour l’instant, la pop bénéficie toujours d’une patine cool. Mais en créant une barrière économique et sociale entre les fans, entre ceux qui peuvent s’offrir un concert en fosse à 300 euros et les autres, le marché de la musique mainstream est probablement en train de se tirer une balle dans le pied. Est-ce que les générations futures auront encore envie d’écouter de la musique réservée aux bourges ?
Je pense que la bulle spéculative autour de la pop va finir par exploser à la gueule de ceux qui prennent les fans pour des vaches à lait. Ce qui est en train de se passer avec les salles de cinéma aujourd’hui pourrait très bien arriver aux salles de concerts. Quand les amateurs de musique se rendront progressivement compte que filmer un live sur son téléphone pour se faire mousser sur les réseaux ne devrait pas coûter le prix d’un nouveau téléphone, les popstars auront du souci à se faire.
Car il n’y a rien de plus frustrant qu’un amour à sens unique, les artistes pop à grand succès devraient se pencher un peu plus sur ce problème, avant d’être délaissés pour d’autres artistes, plus disponibles, voire d’autres musiques. Les années 90 avaient célébré l’underground et la musique de niche (le rock, le hip hop, l’electro). Avec l’inflation, on pourrait bien voir revenir cette tendance plus rapidement que prévu.
A terme, les fans pourraient tout simplement se lasser de cette pop globale, et de ces artistes internationaux qui deviennent chaque jour plus un peu plus virtuels et un peu plus inabordables.
Doit-on alors s'attendre à ce qu'il n'y ait plus de gros tubes pop mondiaux à l'avenir ? Ou simplement à ce qu'il n'y ait plus de grandes carrières pop longues comme celles de Madonna ou Beyoncé, faute de bâtir une légende en réussissant, entre autres, à mobiliser des fans par milliers sur des tournées ?